Du 30 avril au 2 mai 2012, Pierre Johnson et Eugénie Malandain ont effectué une mission exploratoire dans la région de l’arganeraie proche d’Agadir (Maroc).

Pierre Johnson a participé à la table-ronde organisé en partenariat avec Rencontres Solidaires Nord-Sud et intitulée « Quelle responsabilité sociale dans la filière huile d’argan », en présentant au public de la 2e conférence internationale sur la responsabilité sociale des entreprises à Agadir une vue d’ensemble des défis de la filière, puis a visité plusieurs coopératives d’huile d’argan et une entreprise de plantes aromatiques et médicinales, avec des professionnelles locales.

L’arganeraie est une vaste région semi-désertique du Sud du Maroc, dans laquelle un écosystème particulier prévient l’avancée du désert, en préservant une biodiversité unique au monde.

Arganeraie près d’Agadir

Le pilier de cet écosystème, qui recouvre plus d’un million d’hectares, est bien évidemment l’arganier, un arbre endémique originaire de la région, de la famille des Sapotaceae, dont les racines vont deux fois plus en profondeur que l’arbre ne pousse en hauteur. En plus d’assurer une protection végétale, l’arganier produit un fruit dont les femmes des communautés locales extraient depuis des siècles une huile aux propriétés cosmétiques et alimentaires très appréciée depuis quelques décennies sur les marché internationaux.

L’arganeraie est le berceau de traditions culturelles (majoritairement « berbères ») et de savoir-faire importants. C’est une région qui est pauvre suivant les indicateurs conventionnels (faibles revenus des foyers, faible niveau de scolarisation avec une grande proportion d’enfants complétant tout juste la primaire), mais riche en potentiel bioculturel.

Depuis la fin des années 1990, la production et la commercialisation de l’huile d’argan, dont les propriétés venaient d’être confirmées par une biologiste de Rabat, Mme Zoubida Charrouf, a été perçu comme l’axe d’un développement économique et social de la région, prioritairement en direction des femmes, leviers d’un développement humain.

Quel est le bilan de ces actions, fortement appuyées par l’Union Européenne, des agences bilatérales (GIZ) et certaines fondations ? Quelles leçons les entreprises engagées dans ces filières tirent-elles de leur expérience dans ces filières ? Des entretiens et des visites de terrain nous permettent de commencer à répondre à ces questions, à travers de 5 constats majeurs :

1. Des filières « huile d’argan » en mal de traçabilité et de transparence

Le développement extrêmement rapide du marché de l’huile d’argan cosmétique depuis le milieu des années 2000 a provoqué une perte de contrôle sur la traçabilité et la qualité de cette huile sur les marchés nationaux (voir point suivant) et même internationaux. Cette « faillite » du marché a de nombreuses causes.

L’absence de régulation de la filière et de protection de la part des autorités marocaines sur les ressources génétiques présentes sur le territoire national est un facteur important. Indice de cette défaillance, les laboratoires Pierre Fabre ont déposé le nom générique « argane » comme marque en 1983. En décembre 2010, l’intervention d’une petite entreprise concurrente a conduit le Tribunal de Grande Instance de Paris a prononcer la nullité de cette marque. Cependant, il n’y a eu aucune plainte d’une partie marocaine depuis près de 30 ans.

Transparence : Un accompagnement insuffisant des coopératives de femmes qui ont impulsé les filières commerciales de l’huile d’argan est à l’origine de certains questionnements qui touchent à ces coopératives et à leurs groupement d’intérêt économique. La transparence et la gouvernance de celles-ci sont souvent loin d’être assurées.

Le milieu dans lequel elles se sont développées explique en partie cette sitution, car les indicateurs de la région en matière d’accès à l’éducation sont très bas (voir point 4). Résultats : certaines coopératives de femmes sont contrôlés par des hommes, mari ou frère de la présidente, ou bien par une femme, mais pour le seul intérêt de sa famille, en contradiction avec les principes coopératifs. Ce problème de transparence ne doit pas jeter l’opprobre sur les nombreuses coopératives qui ont un fonctionnement aussi correct que possible.

Traçabilité : Nombreux sont les opérateurs qui se plaignent de la difficulté à trouver une huile d’argan pure. Très souvent, celle qui leur est proposée par les grossistes ou les commerçants locaux est coupée avec une autre huile alimentaire, inodore. Ce problème est moins aigüe lorsque l’opérateur établit une relation directe avec le groupement de productrice, mais il témoigne de la situation anarchique de la filière.

L’Oréal a également fait le constat de la défaillance de la certification biologique sur l’huile d’argan. Certes, une huile 100% argan est en principe 100% bio, puisque l’on n’a jamais utilisé de fertilisants ou de pesticides sur cet arbre, le seul prédateur du fruit étant la chèvre. Du coup, certains organismes d’inspection biologique font leur travail de contrôle de façon superficiel, et se contentent d’envoyer des questionnaires à remplir aux dirigeantes de coopératives (témoignage reçu à la table-ronde). Ce manque de sérieux dans le contrôle peut se traduire par un manque de certitude sur l’origine des lots.

2. Des marchés locaux non régulés et défaillants

Si la situation des filières argan est inquiétante, par son manque de traçabilité sur le plan international, il l’est plus encore sur le plan national. L’huile d’argan était, jusqu’aux années 1990, un produit échangé entre femmes dans la sphère domestique ou sur les marchés villageois. Peu valorisée économiquement, elle ne faisait pas l’objet de fraude. Maintenant que sa valeur sur les marchés internationaux a décuplé en quelques années, de nombreux commerçants locaux profitent de l’absence de système de contrôle pour couper l’huile vendue avec d’autres huiles moins onéreuses.

La situation est catastrophique sur des marchés touristiques comme celui d’Agadir ou de Marrakech, mais il n’en est pas moins réel sur les marchés locaux. Nous avons pu en faire le constat : l’huile d' »argan » y est présenté dans des bouteilles en plastique. Il n’y a aucune garantie qu’il s’agisse d’huile 100% argan. Le consommateur marocain n’a pas accès à des produits de qualité vérifiée et traçables, à moins d’acheter un produit d’exportation, entre 30 ou 50 euros le litre. Or le marché national marocain pourrait constituer un débouché intéressant pour les organisations de productrices marocaines.

En pratiquant des prix plus modérés que les marques internationales,une gamme d’huile d’argan conditionnée dans des bouteilles en verre (pas en plastique) et garantissant qualité et traçabilité serait attractive pour les classes moyennes nationales et les touristes fréquentant les souks. Il pourrait aussi être accessible aux marocaines et marocains émigrés en ville, prêt à payer un prix un peu plus élevé pour cette huile aux qualités nutritives et cosmétiques exceptionnelles.

3. Une valorisation et un avenir incertain pour les savoir-faire locaux

Les filières argan doivent faire face à d’autres enjeux, rançons de leur succès. L’absence de valorisation des savoirs traditionnels maintenu et développé par les femmes de la région au cours des siècles a été mentionné plus haut. Selon les termes de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), celles-ci devraient pouvoir bénéficier non seulement d’un « commerce équitable », sur la base volontaire des entreprises et des consommateurs, mais aussi d’un « partage des avantages » pour avoir maintenu cette ressource génétique et développé des savoirs sur ses usages. Mais puisque le Maroc n’a pas encore traduit la CDB dans une législation d’accès et partage des avantages (APA), cette obligation n’est toujours pas à l’ordre du jour.

La rationalisation technique des filières de production d’huile d’argan pose aussi quelques défis, car son impact futur sur les productrices n’a pas été évalué. Avec le développement des filières, des machines ont remplacé les femmes pour certaines étapes de la production, notamment le filtrage de l’huile. Cette évolution technique a permis de rationaliser une partie du travail, et d’économiser un labeur. Il a donné à l’huile une qualité plus stable, et a permis de réduire certains coûts de main d’oeuvre.

Machines à filtrer

Le concassage était, jusqu’ici, la principale étape du processus de production réputé non mécanisable. C’est à cette étape que les femmes se retrouvent dans une salle commune, pour effectuer cette opération tout en échanger des nouvelles et en conversant. Or, une machine à concasser a été développée et quatre exemplaires sont actuellement testées dans la région. Le développement de cette technologie permettrait certes de diminuer la pénibilité du travail, mais réduirait aussi tout simplement le travail en milieu rural.

Concassage collectif de l’amandon d’argan

Cette question de choix social devrait être débattue entre partenaires du territoire et des filières. Parmi les options possibles : la distinction de plusieurs filières, selon leur niveau de mécanisation, certains consommateurs avertis préférant le mode de transformation manuelle traditionnel. Voir les procédés de fabrication de l’huile d’argan ici.

4. Le développement humain n’est pas assuré

Les autorités marocaines (Eaux et Forêts) estiment que l’arganier procure actuellement 7 millions de journées de travail par an, avec un revenu de 3600 dirhams par ménage et par ans, soit de 25 à 45% du revenu moyen annuel en milieu rural. Il joue donc un incontestable rôle social. Globalement, cependant, la région rurale de l’arganeraie reste à l’abandon des politiques sociales en matière d’éducation et de santé (ou bien leurs résultats n’ont pas atteint les campagnes). L’exode rural des hommes est très importante. De nombreux villages sont habités par une large majorité de femmes et d’enfant, les hommes étant parti chercher du travail en ville, souvent dans des petits boulot liés au commerce.

Le très faible niveau d’alphabétisation pose des problèmes d’organisation et de gestion, donc de développement, aux coopératives (constat 2 ci-dessus). Plus grave : du fait des constats faits plus haut, l’impact du développement des filières « huile d’argan » sur les indicateurs socio-économiques locaux est incertain, et pour quelques auteurs négligeable par rapport à la situation antérieure, encore récente.

Bruno Romagny, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement et connaisseur de la région, affirmait récemment (2010) :

« Ainsi l’essor récent de la filière argan ne se traduit-il pas encore par une véritable diminution de la pauvreté et un développement local durable. Des travaux récents montrent que les retombées économiques de la commercialisation de l’huile sont plus que minimes pour les populations de la région. »

Malgré tout, les indicateurs utilisés ne traduisent pas l’ensemble de la perception qu’ont les femmes et les hommes locaux de cet impact. L’effet « organisation » et « dignité » du développement de filière pourrait être important pour les femmes, même s’il doit aussi se concrétiser en progrès socio-économiques réels

5. Des opportunités de diversification sous-exploitées

L’exode rural des hommes et les questionnements posés par l’impact du développement des filières argan illustrent les limites de la filière huile d’argan comme vecteur de développement local, voire régional. Depuis 20 ans, tous les programmes de valorisation de l’écosystème local se sont concentrés uniquement sur le fruit de l’arganier. Or cet écosystème accueille ou peut accueillir bien d’autres espèces valorisables, utiles pour l’alimentation ou la santé.

Parcelle du Jardin de Jacky

Ainsi, nous avons eu l’opportunité de visiter une plantation de plantes aromatiques et médicinales biologiques près d’Agadir, le Jardin de Jacky, et constater la diversité et la qualité des plantes et des essences produites localement.

Une rencontre avec un phytothérapeute à Agadir nous a confirmé dans l’ampleur des usages locaux, et la possibilité de marier approches et connaissances traditionnelles avec une approche contemporaine de la phytothérapie, à condition de prendre en compte la culture locale. Ces plantes sont une opportunité de diversification productive de la région, en complément de la filière huile d’argan, pour un usage ou une commercialisation locale et nationale. Elles pourraient être une partie de la réponse aux limites et dilemmes actuels de le filière argan. Bien des actions restent à entreprendre pour donner une réalité à cette perspective, mais celle-ci a un réel potentiel local, sans nécessité d’investissements lourds.

Des développements encourageants

En conclusion, si la situation des filières huiles d’argan au Sud du Maroc est loin d’être idéale, le potentiel existe localement pour un réajustement des circuits de commercialisation en fonction des choix faits avec les acteurs locaux, productrices et entrepreneurs, et pour une ouverture vers le marché national et une diversification des cultures. Sur le plan de la protection de la ressource, la décision du TGI de Paris en relation avec la marque Argane, et la mise en place d’un groupe sur l’APA, sont deux nouvelles encourageantes. Enfin, la diversité biologique et culturelle de la région ne se limite pas à l’argan, et couvre bien d’autres plantes, dont il est possible de valoriser les propriétés et les connaissances traditionnelles, sur les marchés locaux, nationaux et internationaux.

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